Valérie André : le ciel d’abord
mardi 1er novembre 2016
Portraits de Femmes - 1er avril 1970 - Revue des Deux Mondes
— A bientôt, colonel.
Et le colonel — qui est, aussi, chirurgien, parachutiste, pilote d’avions et d’hélicoptères — modeste jusqu’à l’effacement, mince, très féminine et gracieuse dans son manteau de daim à brandebourgs, portant un petit parapluie comme le plus encombrant, le plus ridicule des objets, va s’engouffrer dans le métro, ré-endosser chez elle son uniforme bien coupé et à décorations multiples — officier de la Légion d’honneur, Croix de guerre, bien sûr — et monter dans une voiture militaire. Avec un visage tout différent, volontaire, énergique à l’extrême, elle prendra alors le chemin de Villacoublay dont elle est aujourd’hui médecin-chef.
Petite fille, à Strasbourg, elle disait d’une voix douce en regardant passer les avions dans le ciel :
— Je serai pilote.
Bientôt, elle assura :
— Je serai médecin.
Et ses parents de sourire :
— Pilote, médecin, tout cela ?
— Pourquoi pas ? répliquait-elle.
A seize ans, elle décida de passer son brevet de pilote, mais — c’était en 1939 — la guerre contraria ses projets. Elle commença donc par la médecine et, en 1948, la voici en Indochine, affectée, après un séjour à l’hôpital de Mytho, puis à l’hôpital Le Flem de Saigon, dans le service de neuro-chirurgie. Elle n’a pas oublié sa première intervention grave, cette plaie pénétrante crânienne par éclat de mortier, ce « volet » qu’il a fallu ouvrir pour extraire la balle.
Et le désir fou de voler l’habitait toujours. Au Dr Carayon qui lui demandait en plaisantant, comme naguère ses parents :
« Ferez-vous de l’aviation ou de la médecine ? », elle répondait en haussant les sourcils : « Les deux choses ne sont-elles pas compatibles ? »
Deux années plus tard, Valérie André continue d’opérer tout ce qui a trait au crâne, à la colonne vertébrale et aux nerfs, à l’hôpital Coste de Saigon (qui reçoit des blessés de l’Indochine entière et voit ses cent cinquante lits toujours occupés) mais elle est aussi affectée, en tant que parachutiste et chirurgien à l’une des deux antennes de Cochinchine : ces groupes, qui réunissent un ou deux assistants de chirurgie, et sept infirmiers, sont largués avec leur matériel à proximité d’un point d’opération. Enfin, elle poursuit son entraînement sur hélicoptère, un Hiller, à Tan-Son-Nhut, deux fois par semaine. Parachutiste, pilote d’hélicoptère : elle se voit reprocher un jour, sévèrement, de « nuire au prestige masculin ». Une fois de plus, elle s’insurge. Le parachutisme n’est-il pas à la portée de tous, et un médecin femme ne peut-il, une fois au sol, soigner et réconforter les blessés ?
Le parachutisme, sa passion ! Elle lui avait consacré sa thèse (ANDRÉ Valérie – Edmée - « La pathologie du parachutisme ». Paris 1948), sous l’angle pathologique et avec enthousiasme, parce que, dit-elle « c’est un sport qui fait appel aux ressources les plus profondes de l’être pour l’exécution d’un acte considéré comme antinaturel : le saut dans le vide. Parce qu’il développe des qualités de calme, de sang-froid, de maîtrise de soi ; qu’il fait appel à l’esprit de camaraderie et développe l’esprit d’équipe, car si le saut est un acte purement individuel, la préparation à ce saut est un acte collectif ; enfin, que chaque saut est pour le parachutiste une victoire remportée sur lui-même ». Et, pour Valérie, depuis des années, les mots : suspentes, voilures, harnais, extracteur, choc à l’ouverture, vrille, tonneaux, rouler-bouler, appartiennent au vocabulaire le plus quotidien.
Mais voler en hélicoptère, quelle joie exaltante aussi ! Sa première mission vers la forêt de Bien-Hoa, elle ne saurait l’oublier, et son premier blessé qu’elle coucha dans l’un des « paniers » du Hiller. Dès lors, sa vie est Aventure : faire office de cobaye pour le sauvetage des pilotes crashés en zones dangereuses, établir à Pontuk un poste de secours (deux Morane, trois Hellcat, un Junker 52 et, naturellement, un hélicoptère), vivre sous la tente militaire, opérer à cadence accélérée, à Tien-Yen, militaires, civils, prisonniers viets, que sais-je encore. Un jour, dans un poste du Haut-Laos, on demande des secours pour un malade. Valérie André se porte volontaire pour être parachutée en ces lieux difficiles :
— Le poste était au centre d’une cuvette entourée de sommets hostiles. Mon matériel fut jeté dans le vide. Je sautai : la descente fut normale, dit-elle avec la sobriété qui est sa marque. Le parachute à peine replié, elle saute à cheval afin d’aller voir son malade dans le fortin de Muong-Ngat. Le capitaine André aura ici fort à faire, le typhus des broussailles étend ses ravages et les Méo assiègent l’infirmerie de la « Femme-descendue-du-ciel ». Elle repartira, à cheval, vers Pou-Soung par de vertigineux raidillons et sous une pluie torrentielle, escortée par vingt-quatre chasseurs laotiens, eux-mêmes encadrés par trois sous-officiers.
— L’agaçant, raconte-t-elle, c’étaient les sangsues, noires, visqueuses, grouillant sur le sol, et qui se glissaient sous les vêtements. En théorie, il aurait fallu prendre la précaution d’allumer une cigarette et de flamber ces bêtes pour qu’elles se décrochassent d’elles-mêmes, mais il pleuvait vraiment trop, alors je faisais comme les autres, j’arrachais tant bien que mal ces sangsues.
Les coups de feu viets qui éclatèrent au cours de ce long voyage, Valérie André en parle avec négligence.
Et c’est du même ton neutre qu’elle évoque ses missions innombrables quand, seule, elle allait chercher des blessés dans les postes isolés de la brousse ; les huit cents cadavres découverts derrière les barbelés de Tu-Vu, les opérations chirurgicales réalisées sous la fusillade, en « pleine nature » et avec un matériel de fortune ; ses « lâchés » opérationnels avec les nouveaux Hiller H 23 A « Les soldats, en me voyant descendre restaient ébahis : une femme ! » Accompagnée souvent de son chien, Rotor. Et accoutrée : lunettes noires, chapeau de brousse plus ou moins en bataille, combinaison plus ou moins tachée d’huile... ») Ou bien, elle glisse, très vite :
— Une rafale déchira l’air, mon hélicoptère servait de cible, mais il y avait un blessé à prendre, j’étais vernie pour lui, il fallait y aller — et repartir. D’ailleurs, un départ sous le feu ne représente que quelques minutes d’émotion.
Après l’Indochine, au Centre d’Essais en Vol, à Brétigny, elle assure durant cinq ans les fonctions de médecin du personnel navigant et de pilote d’hélicoptères et d’avions. Puis, c’est l’Algérie : Valérie André y est médecin d’escadre d’hélicoptère et, aussi, pilote d’« Alouette » et de « Sikorsky ».
— C’est très simple, dit-elle brièvement. Je partais en détachement durant une semaine, tous les mois. Accomplissant les mêmes missions opérationnelles que les personnes dont j’avais la charge — en tant que surveillance médicale — je pouvais apprécier au mieux leur fatigue éventuelle.
Enfin, c’est la base de Villacoublay où Valérie André, médecin-colonel, est aujourd’hui responsable des services médicaux. Je la retrouve ce soir à la fin d’une dure journée de travail. Elle est encore en uniforme et je regarde ses poignets si minces, qu’on dirait fragiles... Ne nous y trompons pas. Cette silhouette fine, ces quarante-cinq kilos, cachent une vigueur peu commune. Un de ses camarades me racontait qu’à la piscine, des garçons ayant le double de son poids essayaient de lutter avec elle, mais tous glissaient sur la mosaïque et tombaient à l’eau — défi joyeux, orgueilleux, lancé aux hommes. Défi gagné.
Sa demeure, à Issy-les-Moulineaux, est d’une sobriété presque monacale. Pas un grain de poussière, pas un dossier sur le bureau, pas une revue sur le divan, pas une fleur. Sur une étagère, quelques hélicoptères en miniature, posés avec pudeur, comme à regret. Et parce que j’ai, moi, la passion de la maison, des « souvenirs » sous forme de livres souvent relus, de tableaux et d’objets, je questionne cette nomade :
— Aimez-vous, colonel, la maison ? Aimeriez-vous une maison bien à vous ? Je suis sûre qu’elle pense avec t’Serstevens qu’acheter une maison c’est contracter mariage avec la pierre, que c’est édifier son tombeau à l’avance comme les anciens du Nil ou les mandarins chinois. Valérie André doit vouloir traverser la vie sans garrots ni entraves... De fait, elle hausse légèrement les épaules : — Vous savez, avant d’être « stable », je n’ai connu que valises, chambres d’hôtels, tentes militaires, endroits loués. Rien à moi, et ce rien me convenait parfaitement. Ici, ce qui me plaît, ce sont les fenêtres claires de ce pigeonnier, l’espace, l’air. Dans ce pigeonnier, aucun parfum ne flotte, ni eau de toilette ni potage. Le colonel prétend qu’elle ne sait pas faire la cuisine, à midi elle déjeune « sur la base » et, le soir, souvent au restaurant. Ses amis vont même jusqu’à lui reprocher des hérésies gastronomiques, ainsi par exemple, après avoir bu le Gewurztraminer qu’elle affectionne, réclame-t-elle à la fin du repas une grande chope de bière... Valérie André n’a pas d’enfants. Mais le mari ? Est-ce chose facile d’être le mari d’un colonel ?
— Très facile, réplique-t-elle avec vivacité. Mon époux, Santini, est colonel lui-même. Un silence. Non, elle ne parlera pas de Santini, l’homme aux missions prodigieuses, et qui évacua avec un héroïsme tout simple les blessés de Lan-Co. Elle dit seulement :
— Nous fûmes compagnons d’armes. Ceci explique tout. Et nous avons beaucoup de goûts communs. Ce qu’elle aime, le colonel ? Les voyages lointains ou tout simplement les environs de Banyuls, les grandes marches dans la campagne, les livres sans problèmes (« Les problèmes, comprenez-moi, j’en ai trop toute la journée ! »), le style Chanel pour la vie civile, le cinéma et le théâtre où elle regrette d’aller trop peu.
— Vous dites qu’en quittant votre uniforme, le dimanche ou le soir, vous changez de peau, de personnage. Vous montrez-vous alors aussi décidée, aussi énergique que
dans votre vie militaire ? — Mais je n’ai pas le temps d’être autrement... Et je n’ai pas l’habitude que les autres décident pour moi !
— Comment vous voyez-vous ? Elle souffre, physiquement, d’avoir à parler d’elle, elle semble au supplice, droite, immobile dans son fauteuil : — Je ressemble toujours, dit-elle enfin, à la petite fille que je fus, en Alsace. Nous étions nombreux à la maison, les filles devaient parfois faire la vaisselle ; un jour je me suis insurgée, ne travaillais-je pas tout aussi bien que mes frères à l’école, étais-je moins douée qu’eux, alors pourquoi les garçons avaient-ils le privilège d’échapper à la corvée de vaisselle ? Mon père se mit en colère, mais je finis par obtenir gain de cause... Comment je me vois ? Très indépendante, ordonnée. Intransigeante, car j’ai le goût de l’absolu et un sens aigu de l’équité. Très combative aussi. Pour moi, rien, absolument rien, n’est vraiment compliqué. Il suffit de VOULOIR. Aussi ne puis-je admettre, ni même comprendre chez les autres, la faiblesse. Tout renoncement m’apparaît comme une infirmité — assez affligeante.
Elle dit vrai, car ses amis assurent : « Valérie ne supporte ni les gens qui se laissent aller, ni les « tire-au-flanc », ni les planqués, ni les tricheurs... Elle aime le travail bien fait et ne s’arrête que quand il est fini... Elle admire avec spontanéité, s’indigne avec violence (« Dites, c’est quand même un salaud, ce type-là ? ») et aime les gens indépendants et bagarreurs (surtout s’il s’agit de civils). Aux femmes qui travaillent, elle dit : « Bravo, vous ne dépendez pas matériellement de votre mari... » Enfin, elle est SECOURABLE et pas charitable : nuance ! On répond au S.O.S. du blessé, alors que la charité s’applique à un vaincu permanent... »
Demandez à Valérie André si elle se sent mieux dans les airs ou sur la terre, elle répondra avec élan :
— Oh, combien mieux, dans les airs !
Demandez-lui si elle a connu la peur, elle rectifiera assez sèchement :
— Vous voulez dire : si j’ai ressenti la notion de danger ? Oui, plusieurs fois. Mais c’est la règle. Quand on a choisi un métier, on sait à quoi on s’engage, n’est-ce pas ?
Demandez-lui quels sont ses souvenirs les plus angoissants, elle racontera avec un détachement non feint :
— Il y a eu ce jour où, revenant de Dong-Ly, où j’avais été chercher un blessé, j’ai senti mon hélicoptère piquer du nez, puis s’écraser (Je m’en suis d’ailleurs sortie sans une égratignure). Il y a eu cette panne sur la route de Nam-Dinh-Phuly, dont le Viet-minh était maître, et ce poste de Do-My, dans une région fort mal famée, où mon hélicoptère s’enfonçait dans une boue liquide, et qu’il fallait à tout prix arracher. Mais le plus pénible, sans doute, fut ce blessé, un Vietnamien trapu du Delta (balle dans le crâne, coma) qu’on avait placé dans le « panier » de l’hélicoptère, mains liées à ma demande. Je décolle. Bientôt je vois l’homme se débattre, rompre ses liens, il jette ses mains en avant, saisit mon genou. L’hélicoptère perd le cap. J’ai beau me pencher, essayer d’arracher les mains de l’homme de mes jambes, des commandes, il s’accroche désespérément. L’appareil tangue, j’étouffe dans la cabine, mes exhortations ne calment en rien le soldat. Enfin, une fois de plus je le repousse, il retombe, glisse en arrière, se recroqueville dans le « panier » : le coma l’a repris. Ce furent quelques minutes de dure lutte !
Cette aventure — et bien d’autres — elle l’a contée dans son livre Ici, Ventilateur !, qui est un livre sobre, précis, étonnant, de guerrière. A cette forte entre les fortes, je demande enfin :
— Colonel, jugez-vous que vous avez réalisé tous vos rêves d’enfants ?
— Oui.
— Vous êtes une femme d’exception. Jugez-vous que vous avez « réussi », comme on dit, votre vie ? Et j’admire la réponse du colonel Valérie André qui, sans hésiter, d’un ton net, me répond :
— Oui ! Source
Christine GARNIER