En ce début de soirée de mai, je suis de garde hélicoptère à la Base de la Sécurité civile de Cannes. La journée a été mortellement calme. Le soleil vient juste de se coucher, il va faire nuit dans une demi-heure.
Le pilote de permanence, Robert Armellin me dit :
« Mon colonel amiral, nous allons bientôt fermer boutique. »
Nous nous apprêtons à rentrer la bête, la vieille Alouette trois rouge, dans le hangar.
Le téléphone d’alerte sonne. C’est le CODIS :
« Femme jeune, motard, traumatisme crânien à un kilomètre de l’entrée du tunnel de Tende. Vous prenez la mission ? »
La météo est bonne, "Bob" m’interroge, il hésite :
« Il ne faudrait pas traîner tu sais, c’est vraiment très juste... »
« Tende - Nice, par la route, c’est deux heures. Avec une bonne mise en condition, un traumatisme crânien peu attendre deux heures. »
« Tu me poses et tu redécolles illico. C’est juste Bob, mais après mise en condition, je redescends tranquillement par la route. Si elle n’est pas médicalisée, le transport peut la tuer ».
Bob n’hésite plus, on décolle.
Je prends le matériel adapté pour un traumatisme crânien. De quoi endormir, intuber, le respirateur et de l’oxygène.
Trente minutes après, nous nous posons à un kilomètre du tunnel sur le bord de la route. Une DZ un peu juste, le soir décline rapidement. Une VL des pompiers me prend en charge et m’amène sur les lieux cinq cent mètres plus loin. Deux motards : un homme fémur fracturé, une femme coincée sous la barrière de protection en choc hémorragique.
Tous les deux sont conscients mais la jeune femme à un pouls à 140 une tension artérielle à 7 maximum, un bassin très douloureux et un abdomen suspect d’hémorragie interne. Si on ne la perfuse pas rapidement et si on ne l’amène pas dans un bloc opératoire dans l’heure, elle est morte.
Je sais que l’hélicoptère va redécoller. C’est ce que nous avions convenu.
Je demande au chef de centre de Tende de prévenir l’hélicoptère que je ramène une victime très grave en hémorragie interne et qu’ils m’attendent. Je pose très vite une perfusion de remplissage, matelas coquille, oxygène.
Je pose encore plus vite un autre Plasmion à la deuxième victime. Je charge le pompier de fixer le cathéter et je fonce vers l’Alouette avec ma blessée.
Nous l’installons dans la machine. Il fait maintenant nuit noire.
Bob et le mécano sont silencieux, ils me laissent travailler. Je fais vite puis leur dit qu’on peut y aller.
Bob lance la turbine. J’ai le dos tourné à la bulle qui est pleine de buée.
Je quitte le saturomètre et le scope des yeux et jette un coup d’œil derrière mon épaule. On n’y voit rien à travers le plexiglas. Je suppose qu’ils l’ont essuyé devant le pilote.
« C’est parti, on y va ! » dit celui-ci.
La machine bouge un peu, je vois la paroi rocheuse éclairée par le phare descendre doucement devant la machine.
Nous nous élevons lentement. Puis les étoiles, enfin. Bob fait pivoter doucement l’appareil vers le sud. Cap sur les lumières de Nice que l’on aperçoit déjà au loin.
Tension 6, pouls 140, la jeune femme commence à perdre connaissance. Vite une deuxième voie veineuse. En vol, avec la petite lampe de l’hélicoptère coincée entre les genoux, je n’ai jamais fait cela.
Je rate une première fois. Je suis en sueurs, je me calme, doucement, doucement. Un catlon rose, c’est tout petit mais je ne peux pas faire mieux. Je m’applique. C’est bon, la perfusion passe. La tension se maintien à 8.
On arrive sur l’aéroport de Nice.
« La tour de Dragon 06, je demande autorisation de poser. »
« Négatif Dragon, vous maintenez, j’ai trop de trafic dans le circuit. »
Il est vrai que nous voyons deux Concorde posés et beaucoup de trafic en attente de décollage. Ils sont débordés à la tour de contrôle. C’est le dernier jour du festival du film de Cannes et c’est aussi le dimanche du Grand Prix de Formule 1 de Monaco. Trafic énorme sur l’aéroport.
« Bob, dis à la tour qu’il nous fasse poser immédiatement et que c’est une question de vie ou de mort, une extrême urgence. »
Bob demande à poser en urgence, de toutes façons on ne croise pas les axes des pistes. On nous accorde l’autorisation. La deuxième voie veineuse ne passe plus.
Le rotor s’arrête, j’ouvre la porte coulissante de l’Alouette et pique la malade en jugulaire externe (dans le cou).
Je tremble un peu mais je suis dans la veine. Olivier P. envoyé par le SAMU 06 me rejoint. Je lui demande de monter lui même le cathéter car je veux être sûr de ne pas rater la voie. Il y arrive facilement.
Les gyrophares de l’ambulance de réanimation du SAMU s’éloignent lentement dans la nuit et quittent l’aéroport.
Bob, le mécanicien et moi restons figés et muets sur le tarmac. Là-bas, les avions font la queue et s’alignent pour décoller.
Au bout d’une demi-heure, nous rentrons dans la machine et repartons pour Cannes. Pas un mot non plus pendant tout le trajet de retour vers la base.
Que c’est beau la Côte d’Azur de nuit vue du ciel !
Quelques jours plus tard, Bob est allé rendre visite à la jeune femme à l’hôpital Saint-Roch à Nice. Elle ne se souvenait de rien. Son bassin atteint de multiples fractures avait été embolisé. Cela avait stoppé l’hémorragie. Elle allait vivre. Elle avait eu beaucoup de chance que tous les maillons de la chaîne médicale des secours aient bien fonctionné.
Une mission comme celle-ci crée des liens très forts, inoubliables entre les membres de l’équipage qui l’ont menée à son terme.
Rodolphe BRUNN
Messages
24 juin 2018, 12:24, par Lafond Marc
Très bel article souvenir ou tension et émotion se confondent relatant avec justesse la difficulté de nos métiers de "Secouristes" .Pour avoir connu des conditions similaires ,j’apprécie la description détaillée du rédacteur ,sa franchise ,sur l’acte médical d’abord ,le suivi et enfin les états d’âmes des équipages et leurs engagements "au dessus, souvent du raisonnable pour sauver une vie " Mon admiration sans borne pour le Personnel médical ,n’a d’égal que la valeur et l’humanité dont il fait preuve très souvent .
Merci Docteur Brunn