Têtes à têtes

Publication : 7/07/2011 Auteur(s) : Jean-Pierre Torres

Extrait du livre de Jean-Pierre TORRES "Cinquante fragments de vies : Journal d’un urgentiste"

Ce jour-là nous avions pu déjeuner en paix.

Alouette 3 Sécurité civile sur DZ de La Bérarde - Photo DREt comme il n’y avait toujours pas de secours pour le moment, je décidais d’aller faire la sieste réglementaire avec l’équipage de Dragon 38-2.

Arrivés à la DZ, tout au fond du parking de la Bérarde (38), nous récupérons les transats et nous installons tranquillement au bord du vénérable Vénéon.

Paulo le pilote et moi nous installons côte à côte contre l’Algeco.

Didier, le mécano se place à 5 mètres de nous… Des fois que la marmotte de la DZ daigne pointer son museau...

Au bout de cinq minutes, Didier nous interpelle :

Vous n’entendez pas crier ?

On écoute, on tend l’oreille : rien.

On reprend la position du guetteur d’étoiles et…

Au bout de cinq minutes, Didier nous interpelle :

Vous n’entendez pas crier ?

On écoute, on tend l’oreille : rien.

On reprend la position du guetteur d’étoiles et…

Au bout de cinq minutes Didier nous interpelle :

Vous n’entendez pas crier ?

Pour le coup je me lève et m’approche de lui et là j’ois (du verbe ouïr, s’entend) !
Pour le coup, Paulo se joint à nous et effectivement, quelqu’un crie dans la vallée.
Didier appelle par radio les CRS de Montagne au poste de secours à 500 mètres de là.
Décollage de l'Alouette III depuis la DZ de La Bérarde - Photo DR Lap07Au bout de… quelques minutes passées à scruter les sommets environnants ils ont repéré un type, dans la Tête de la Maye qui fait de grands signes.
Branle-bas de combat.

J’enfile mon baudrier, Didier enfile le sien, Paulo s’installe dans la machine : c’est parti.
David, un CRS, nous rejoint dare-dare.
On décolle à quatre : on sera plus légers, il fait très chaud cet été-là et l’hélico pourra faire un ou deux aller-retour vite fait pour ramener du monde.

Arrivés sur zone en moins de temps qu’il n’en faut pour l’écrire on découvre notre donneur d’alerte au taquet. La femme qui grimpait en tête a bombé, elle pend au bout de la corde et ne bouge pas d’un poil.

David est treuillé en premier car il doit équiper un relais en amont et assurer ma réception et ma sécurité quand je serai engagé.

J’attends mon tour assis au bord de l’hélico, face au Massif des Écrins...
David a enfin préparé la suite et je suis pris en compte pour le treuillage.
Il y a 1000 mètres de vide sous moi et les massifs environnants tournent autour de moi.
L’adrénalinémie est à son maximum : le summum (en secours montagne, me direz-vous, c’est normal !).

La planète se rapproche, je vois le relais installé par David, les rappels qu’il a tirés mais de David : que nenni !

Diable où est-il ? Il est tombé ? En tout cas, il n’est pas là pour me réceptionner !
Pas conventionnel ça !

Heureusement, j’ai quelques treuillages au compteur, et je me débrouille tout seul.
De ma radio, je l’appelle en mono (mono-fréquence) : rien pas de réponse.
C’est Paulo qui me répond depuis l’hélico : il l’a repéré.
Il est déjà descendu au contact de la patiente sans moi.
Il ne me reste plus qu’une chose à faire et je la fais : je descends en rappel sur la corde libre.

Arrivé sur zone la situation est compliquée aussi je ne dis rien à David.
La patiente pend le ventre en l’air et les quatre membres pointent vers le sol.
Cette position, à elle seule, les spéléos le savent, est potentiellement mortelle !
David a installé des coinceurs et la patiente est sécurisée.
Je suis du mauvais côté pour l’examiner alors on décide de la redresser.
N’ayant aucune idée de l’état lésionnel, nous y allons doucement et la remettons tête en haut après avoir posé un collier cervical : impossible de travailler autrement.

L’état neurologique est gravissime (score de Glasgow à 3), l’hémodynamique est correcte. A priori rien d’autre de bien grave : le casque est explosé et n’a pas suffi à la protéger. En palpant le crâne je sens une belle embarrure.
Elle a dû chuter de très haut.
Et me voilà parti pour l’équiper.
Pendu moi-même à ma corde, ce n’est pas simple.

Le sac est ouvert et rien ne doit s’échapper car ça finirait au fond de la vallée.
Je pose une voie veineuse sur la radiale, un mini-scope et un masque à haute concentration.
Je nage dans ma sueur : les efforts, la position et le soleil sont au rendez-vous.
Un autre CRS nous rejoint mais le vent s’est levé et ça va être compliqué de treuiller maintenant.

Il est décidé d’engager deux autres CRS. Ils amèneront la perche Piguilhem.
Le temps passe, le vent gêne l’hélico et ma patiente est toujours inconsciente : il me faut l’intuber car si elle vomit ou s’aggrave...

Dans ces cas-là il ne faut pas tourner autour du pot mais je suis trop bas par rapport à la tête de la patiente. Pour l’intuber je vais devoir être au-dessus !
J’explique la situation aux deux CRS avec moi qui m’aident à remonter avec une poignée Jumar.
C’est la galère !
Mais on finit par y arriver. Un CRS sécurise mon sac mais le vent peut tout embarquer. C’est délicat.

Je prépare les drogues pour l’endormir, l’insufflateur et de quoi l’intuber.
C’est long mais j’ai bien fait.
Les deux autres CRS et la perche ne sont toujours pas là.
Le matériel est enfin prêt mais moi je dois me positionner tête en bas pour me retrouver au-dessus de celle de la patiente.
Je ne suis pas à la verticale mais à 45-50° par rapport à son axe, les pieds plus ou moins coincés dans le relief… Il ne fallait pas que je rende mon déjeuner.

Un drôle de tête à tête pour cette femme dont la tête a d’abord percuté la Tête de la Maye.
Plus compliqué encore : j’aurai le soleil en face et ne verrai rien en exposant la glotte.
David devra placer une couverture de survie autour de la tête de la patiente et la mienne pour que je puisse voir où mettre la sonde d’intubation.
Avec le vent pour le contrer.
Et là miracle, tout se passe facilement.

Je ne fais rien tomber, je l’endors rapidement, je me retrouve dans une semi-obscurité satisfaisante, je l’expose sans problème, je ne perds pas mon laryngoscope, ni ma sonde, ni le collier cervical que j’ai dû dégrafer.

Je vois très bien les cordes vocales et je l’intube comme si j’étais au bloc.
Il est vrai que je n’aurais pas pu tenir longtemps : j’avais serré mon baudrier à l’extrême car j’avais trop peur qu’il me perde en étant pendu à l’envers !
Je fixe et vérifie la sonde d’intubation : les deux poumons reçoivent leur content d’air, c’est parfait.

David prend l’insufflateur pendant que je me reverticalise normalement.
Et là tout se passe plus vite.

Les deux autres CRS arrivent : ils ont dû équiper d’autres relais et ils amènent enfin la perche.
Même si le vent s’en mêle toujours on arrive à installer notre patiente tout en la ventilant convenablement.

Nous finissons par être prêts pour l’évacuation et Paulo doit m’extraire le premier.
On treuillera la patiente à l’horizontale et la ramènera à la DZ de la Bérarde pour finir de l’équiper avec un respirateur…

Paulo ne pourra jamais venir nous récupérer. Le vent l’en empêche.
Que faire ?
50 mètres plus bas il y a une belle vire.
Un CRS descend explorer la zone : ce sera notre première cible.
Alors on descend et après de longs efforts, on y arrive tous.
Comme on est plus bas on est sortis du rabattant qui gênait l’hélico.

Alouette 3 F-ZBAW en contre-jour - Photo DR magicfanetteOn retente le coup et miracle, Paulo et Didier me récupèrent et me posent à la DZ.
Il y a un monde fou : les curieux ont entendu les cris, vu les treuillages : ils veulent savoir mais je n’ai pas le temps.

C’est grave, dégagez, l’hélico va revenir.

Je prépare mon respirateur et passe un bilan par téléphone au SAMU.
Il s’est passé deux heures trente depuis les cris. Pourtant c’était il y a 5 minutes !

Paulo réitère l’exploit et récupère perche et patiente.

Les CRS devront se débrouiller car le vent a encore forci.
Pas de prise de Tête pour eux : la Mayen ils l’ont faite à l’endroit, la Maye, ils l’ont faite à l’envers.
Atterrissage de l'Alouette 3 F-ZBAW sur la DZ du CHU de Grenoble - Photo DR magicfanetteL’Alouette III se repose et Paulo coupe la turbine.

Je finis d’équiper la patiente pendant qu’ils vident un fut de kérosène pour redécoller.

Elle est arrivée sans problème au CHU.

Elle a passé quelques heures au déchocage et plusieurs semaines en réa.
Et puis elle s’est enfoncée dans un coma chronique.

Elle n’en sortit jamais...

Dr Jean-Pierre TORRES
Source : extrait du livre Cinquante fragments de vies

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