Sarajevo – Bordeaux : un vol sous haute tension

Publication : 4/02/2011 Auteur(s) : Alexandra Picard

Le 8 juin 1991, Jean-Claude Pruniaux et François Gatineau, respectivement chef pilote et directeur commercial de France Aviation à l’époque, s’apprêtent à atterrir en avion privé – un King 90 – sur le tarmac de l’aéroport de Sarajevo. Leur mission : rapatrier en France deux hélicoptères Bell 206 Jet Ranger qu’ils viennent acquérir auprès du ministère de l’Intérieur et de la sécurité. Une entreprise a priori des plus ordinaires pour eux.
Pourtant, rien ne se déroulera comme prévu. Jean-Claude Pruniaux revient sur cette expérience qui a failli tourner au tragique…

Une vue de SarajevoNos pieds posés sur le sol yougoslave, nous constatons avec étonnement que l’aéroport est complètement désert. Peu nous importe : nous sommes venus pour régler nos affaires, tester nos machines et prendre congé deux jours plus tard. Il s’agit d’un vol tout à fait courant. Il nous arrivait en effet fréquemment de nous rendre dans ce pays pour prendre possession d’hélicoptères de seconde main, mis en service par la police ou la sécurité intérieure du pays. Ces appareils avaient certes une quinzaine d’années, mais ils comptabilisaient très peu d’heures de vol – 1 500 à 2 500 en moyenne.
Pour cette opération, nous nous sommes fixés un planning simple : procéder à l’inspection des appareils, finaliser l’achat, vérifier que tout les documents administratifs sont en ordre et effectuer un entraînement au pilotage pour François qui, malgré sa licence à jour et une solide expérience sur monoturbine, n’avait pas volé depuis une dizaine d’années sur Bell 206. Un programme sérieux qui restera vœux pieux. Car après notre prise en charge par les autorités locales, tout s’enchaîne rapidement.

Pressés de nous voir partir
D’un côté, nous avons la police qui nous demande de passer un rapide plan de vol pour un décollage retour l’après-midi même. De l’autre, nous découvrons des hôtes très pressés de conclure l’affaire et de nous voir déguerpir au plus tôt. Jean-Claude Pruniaux aux côtés de JM Potelle aux commandes d'un Bell 407 - Photo collection JMP Nous ne sommes absolument pas préparés à cet accueil. Nous sentons une tension, impalpable, mais bien réelle. Malgré les sourires, leurs gestes nous indiquent qu’il faut que nous nous dépêchions de quitter les lieux. D’ailleurs, la police me demande tout de suite de soumettre le fameux plan de vol. On me presse tellement que je n’ai même pas le temps de passer au bureau MTO. Nous faisons face à une situation des plus atypiques. A ce moment-là, nous ne pressentons pas la tragédie qui va bientôt marquer les habitants de la région. Le 13 juin, l’armée yougoslave, dominée par les Serbes, déclenchera les premiers tirs d’artillerie en Slavonie, dans la région de Vukovar. Ce sera le début effectif de la guerre en ex-Yougoslavie.
Jean-Claude Pruniaux aux commandes - Photo collection JMPToujours est-il que j’ai à peine passé notre plan de vol que François a finalisé les négociations de vente et le paiement. Les visites et vérifications prévues sont expédiées. Nous sommes au pied du mur. Nos deux machines achetées, nous n’avons plus le choix. Il faut repartir avec, et vite.
Je donne quelques recommandations indispensables à François, compte tenu des circonstances, et démarre son appareil. Nous sommes tous deux un peu inquiets de ne pas avoir eu le temps d’effectuer le réentraînement élémentaire minimum. Puis je m’installe dans l’autre machine pour effectuer la même opération. Arrivés le matin, nous mettons nos machines en route vers 14 heures. J’annonce à la tour notre départ et là, nouvelle sueur froide. Le contrôleur nous conseille de ne pas envisager de demi-tour. Quoiqu’il arrive, nous devons évacuer la zone…

Météo dégradée, vent de face et manque de kérosène
Les premières minutes qui suivent le décollage sont épiques. Il est entendu que j’assure la navigation aux commandes de mon Jet Ranger et, tout en assurant le vol, j’entame sur la fréquence 123,45 un “cours” sur la tenue de la machine, refaisant le point sur les connaissances de François, mais aussi en ce qui concerne la lecture de ses instruments de bord. Durant tout ce périple, notre atout réside dans nos expériences respectives du pilotage. Il se fonde aussi sur notre mutuelle et inébranlable confiance.

J’avais posé un plan de vol direct vers Trieste, sans connaissance de la météo. Et bien que nous ayons fait les pleins nous assurant un peu plus de trois heures de vol, nous risquons les soucis météorologiques. Et ils ne vont pas manquer de se présenter.
De G à D : JM Potelle, JC Pruniaux et François Gatineau - Photo collection JMPAu terme de deux heures de vol, et après avoir abandonné l’espoir de Trieste (la MTO se révèle bien trop dégradée), nous venons de rejoindre la côte dalmate. Enfin, la mer : direction Pula (1), notre nouvelle escale.
Face à nous s’égrène un écheveau d’îles sur toute la côte, suivi d’un bras de mer de 35 km terminant la route vers Pula. Au-delà des îles, nous nous voyons confrontés à une véritable tempête. Nous sommes en situation PSV limite, vent de face. Nous n’avons pas de GPS à l’époque, et l’orage commence à éclater. Nous avons déjà utilisé une bonne partie de notre carburant. Nous ne pouvons plus persister dans ces conditions. Nous devons faire demi-tour, impérativement ! Je décide de retourner vers les îles croates. Cela fait bientôt trois heures que nous volons et la pluie s’abat toujours sur nous. Miraculeuse, sur une île, s’offre alors à nous la piste d’atterrissage espérée. Je l’avais aperçue, ou plutôt devinée, dans la demi-heure précédente, au cap aller initial vers Pula.

Copilotage à distance
Après 3h10 de vol, nous nous posons enfin, sous l’orage persistant, plus que jamais soulagés car nous n’avons plus de kérosène. En outre, l’orage obscurcit considérablement le ciel et nous avons l’impression de nous poser de nuit ! Une fois le moteur et le rotor de mon appareil stoppés, je cours vers celui de François pour effectuer les procédures d’arrêt. Le stress de ce vol prend fin. Nous venons d’atterrir sur le terrain de Losing, en Croatie. Rapidement, quelqu’un vient à notre rencontre. Notre situation expliquée, on nous emmène vers la ville la plus proche pour nous reposer. Nous poursuivrons notre convoyage plus détendus, le lendemain, après avoir pu ravitailler.
De G à D : JC Pruniaux, JMP et Pierre Champeroux - Photo collection JMPLa fin du voyage est une sinécure comparée à notre départ précipité. Notre seule difficulté sera le passage du col de Giovi qui nous amène sur Gêne en provenance de Bologne, où s’enchevêtrent d’innombrables lignes à haute tension.
François s’en sort haut la main et manie très bien sa machine. Il suit au cordeau chacune de mes indications de hauteur et de cap. Une fois ravitaillés à Bologne et Cannes, nous rejoignons Bordeaux après une huitaine d’heures de vol. Vers Toulouse, les conditions météorologiques ne sont pas brillantes, mais François, cette fois, a son hélicoptère bien en main.
De cette expérience, je retiens l’émotion, les craintes évidentes, mais également le professionnalisme de François qui n’a jamais manifesté le moindre affolement, ni paniqué. En fait, la confiance qu’il me portait était telle que c’était un peu comme si je pilotais sa machine à distance, tandis qu’il suivait mes indications à la lettre. Il répondait calmement à mes questions, je l’interrogeais souvent sur les paramètres affichés par ses instruments. Et jamais il ne m’a perdu de vue en vol.

Renouvellement de QT
Cela étant, si je n’avais pas été sûr de sa compétence de pilote, jamais je n’aurais pris le risque d’entreprendre un tel vol où le seul entraînement de reprise en main fut effectué par liaisons VHF interposées. Je n’ai pas souvenir d’avoir tant parlé en vol solo ! Une telle mission, aujourd’hui, ne serait plus possible, pour des raisons réglementaires.
Cette histoire me conduit d’ailleurs à m’interroger sur la nouvelle réglementation qui impose la nécessité d’effectuer quelques heures de vol pour renouveler une QT (qualification de type), même si la date de validité n’est dépassée que de trois ou quatre mois. Au regard de notre vol Sarajevo – Bordeaux, le complément de formation aurait été utile à François Gatineau. Jean-Claude Pruniaux aux commandes d'un Ranger - Photo collection JMP Pour autant, je trouve bien dommage que la DGAC ne prenne pas en compte le “background” de certains pilotes qui ont parfois derrière eux une grande expérience. En l’occurrence, avec mes 20 000 heures de vol, pour revoler sur Dauphin, il faudrait que je repasse une QT alors que ma qualification sur cet appareil n’est échue que depuis quelques semaines. Une compétence avérée justifie-t-elle dans tous les cas une telle rigueur ? Sans parler de l’incidence financière, supportée la plupart du temps par le pilote. source callixo.com

1 Pula est une ville située sur la côte croate.

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