"Les Compagnons de l’Alouette" par Jean-Louis LUMPERT
jeudi 3 mai 2007
Jean-Louis LUMPERT est né en 1933. Tout jeune, il espère devenir pilote, mais, aîné d’une famille modeste, il travaille dès l’âge de 16 ans.
A 18 ans, il s’engage dans l’armée de l’Air et obtient sa sélection pour l’école de chasse aux Etats-Unis. Mais c’est huit ans plus tard qu’il trouvera sa voie : le sauvetage aérien en montagne. Sans être toujours le meilleur en pratique, cet officier des CRS sera celui qui pensera le plus à tout ce qui concerne le sauvetage aérien en montagne et l’analysera le mieux.
Chargé de créer et de commander la première base de la Protection civile en Haute-Savoie, il s’est efforcé de faire de l’hélicoptère un moyen sûr et efficace, tout en sachant à s’intégrer au milieu montagnard. Comptant plus de 300 missions en montagne, il a été un des premiers pilotes à recevoir l’insigne d’honneur du Secours en Montagne et l’un des rares à qui ait été décernée la médaille d’or pour actes de courage et du dévouement du Ministère de l’Intérieur.
Les Compagnons de l’Alouette, ce sont les équipages des hélicoptères de la Protection civile.
Ce livre est leur livre. L’extraordinaire, le passionnant journal de bord d’un de ces équipages spécialisés dans les missions de secours en montagne et le récit de la carrière d’un jeune capitaine chef de base.
• Editions Arthaud - 1973 - 349 pages, broché, 20 cm - Préface de Roger FRISON-ROCHE.
• Cliquez ici pour en savoir plus sur la réédition proposée par l’Amicale du Groupement Hélicoptère de la Sécurité Civile.
Extrait page 130 à 133
Le secours des Autrichiens - 25 août 1965 - Équipage Alouette III F-ZBAS : Francis Riéra (pilote) & Paul Rouet (mécanicien-treuilliste)
Relativement abrités dans la paroi, les alpinistes sont désormais exposés directement au vent, perdus dans la galopade des nuages, giflés de plein fouet par les rafales de neige. Le sommet une fois atteint, il faudra encore, pour gagner un abri précaire, descendre l’arête étroite de la voie normale du Mont Blanc jusqu’au refuge Vallot.
On imagine ce que peut être cette épreuve, prolongée pendant des heures interminables, à plus de 4 000 mètres d’altitude.
Tandis que nous nous occupions des Drus, Riéra et Rouet avaient décollé plusieurs fois, montant le long de l’aiguille du Goûter, jusqu’à 4 000 m, dans l’intention de suivre, à l’envers, l’itinéraire probable des Autrichiens.
À partir de 4 000 m, le ciel ne voulait plus se laisser pénétrer. Étagés en plusieurs couches, les nuages cachaient le relief, ne le laissant apparaître que pour le masquer à nouveau complètement. Basculées par le vent, ces couches s’éloignaient l’une de l’autre pour mieux se rejoindre, se bousculer et s’entremêler. Chaque fois notre équipage espérait une éclaircie, un trou même exigu, mais stable, qui leur permettrait de se faufiler, en quête de la moindre trace de ces attardés que l’on commençait à considérer comme disparus.
Un matin, encore une fois, ils décollent. Les nuages tout là-haut ont l’air de s’espacer. Certes ils défilent toujours à grande vitesse, mais peut-être pourra-t-on s’approcher. Riéra et Rouet ont pris avec eux un guide de l’EHM, Minster. Montant à la verticale de la vallée, ils crèvent aux environs de 4 000 m une couche de nuages qui s’accrochent encore aux sommets.
Riéra compte partir de l’aiguille du Goûter, monter vers le Dôme et, passant par le col du Dôme, monter encore vers le refuge Vallot pour suivre l’arête qui, jusqu’au Mont Blanc, sépare la France de l’Italie. Dès qu’ils dépassent l’aiguille du Goûter les turbulences sont terribles. L’hélicoptère est secoué, arraché, projeté dans tous les sens. À la hauteur du Darne, ils ne voient rien. Le guide, cramponné sur le siège arrière, connaissait bien l’itinéraire. Rien, pas de traces, personne. Il faut encore monter. Les conditions de vol n’ont aucune raison de s’améliorer, bien au contraire.
La vaillante Alouette tourne régulièrement et semble bien résister aux efforts que son équipage lui impose. Riéra essaie de ne pas trop s’approcher des pentes de glace pour éviter les rabattants. Mais, à hauteur du col du Dôme, un peu avant le refuge Vallot, un rouleau plus brutal prend l’appareil par le travers. Le soulevant d’abord brusquement, il le projette latéralement de quelques centaines de mètres, puis, le lâchant comme un terrassier ferait d’une pelletée de cailloux, il le précipite dans le trou. Le trou c’est le Grand Plateau, 700 ou 800 mètres plus bas. Arc-bouté sur les commandes, Riéra reprend le contrôle. Il pique pour augmenter la vitesse, pour rester maître de sa machine en devançant la masse d’air qui le happe et voudrait l’entraîner dans la pente. Il traverse le Grand Plateau, puis, au raz des séracs, rebondissant, il parvient à gagner de l’altitude, à peu près à la verticale des Grands Mulets.
L’équipage Riéra-Rouet n’abandonne pas. Malgré cet involontaire et brutal plongeon, ils ont pu jeter un coup d’œil sur l’arête et n’ont vu personne. Il faut essayer d’aller jusqu’au sommet.
Tournant en rond assez loin du relief, ils remontent. Ils sont toujours aussi violemment secoués, mais ils ne renoncent pas. Enfin ils sont plus hauts que le Mont Blanc. Agrandissant les cercles, ils approchent. Bientôt ils peuvent examiner l’arête sommitale. Tous trois en même temps, ils sursautent. À demi recouvertes par la neige, deux formes noires gisent immobiles. Pourtant, à leur passage, de ce tas informe, lentement un bras se lève, pour retomber aussitôt. Ainsi donc il y a quelqu’un à sauver ! Il faut se poser. Allons, serrons nos ceintures, car ça va sûrement chahuter très sérieusement !
Le vent venant de l’ouest, ils envisagent de prendre le Mont Blanc de travers, de façon à rester dans le courant ascendant et de tourner au dernier moment pour arriver face au vent.
Désormais c’est une lutte implacable entre l’équipage et le vent. Secoués, ils le sont depuis bientôt une heure ; maintenant, c’est inimaginable. En s’approchant du sommet, ils profitent de tous les à-coups, de tous les sursauts de la tempête déchaînée. Tour à tour retenus par leur ceinture de sécurité, décollés du siège quand l’appareil tombe dans un trou d’air, ils sont dans l’instant brutalement écrasés par le plancher qui remonte avec une force incroyable. Latéralement, c’est pareil. Sans préavis, l’hélicoptère embarqué par les rafales pivote sur plus de 45°. Les commandes sollicitées à fond ne parviennent pas à contrer les effets du vent. Il faut attendre que cette poigne invisible , qui semble forcer les pales, veuille bien relâcher sa prise.
Bondissant, s’écroulant, zigzaguant, ils arrivent enfin à quelques mètres de leur point de posé. Déjà le guide s’apprête à descendre pour secourir les alpinistes mourants.
Une rafale plus violente venue de l’arrière soulève l’hélicoptère et le jette de l’autre côté vers l’Italie, où dévale le rabattant. Et ils dégringolent dans ce flux vertical. L’aiguille de l’altimètre tourne à une vitesse incroyable, celle du variomètre est bloquée presque aussitôt. L’équipage, arraché des sièges, les cuisses et les épaules sciées par les courroies, s’accroche aux commandes. Derrière, Minster a besoin de toute sa poigne pour se maintenir en position assise. Il voit son sac et son piolet, déposés à ses pieds, monter à hauteur des épaules de ses pilotes et y rester, flottant quelques secondes comme en apesanteur.
Cette chute effrayante ne dure pas longtemps : un peu plus d’une minute. Ils perdent quinze cents mètres et se retrouvent en Italie, le Mont Blanc tout en haut derrière eux.
« Mon vieux, dit une voix, c’est pas possible, on va se casser la gueule.
- Oui d’accord, mais les deux types là-haut, ils bougent encore. Si jamais on y arrive, ils sont sauvés.
- Bon, alors on recommence. »
Trois fois ils parviennent encore au sommet, trois fois des rafales, des rouleaux, des tourbillons qui n’ont rien à voir avec la direction générale du vent les balancent dans le vide.
Alors Riéra va faire appel à toute son intelligence de la montagne, à toutes ses capacités de pilote. « Puisque, se dit-il, c’est quelques mètres avant d’arriver sur le sommet que je suis projeté de l’autre côté, et cela dans n’importe quelle direction, il faut que j’arrive à m’immobiliser avant. ».
Il parvient cette fois à s’arrêter sur l’arête qui monte de Vallot. De là, en équilibre, lentement mètre par mètre, en crabe, il monte vers le sommet du Mont Blanc. Ce n’est pas une manœuvre facile, mais elle réussit. L’hélicoptère enfin est posé. Riéra et Rouet sont cramponnés aux commandes, luttant de toutes leurs forces contre l’assaillant qui, sachant qu’il a perdu, redouble de coups secs, violents, répétés. Minster, à quatre pattes, agrippé à son piolet, parvient à tirer les deux moribonds.
Enfin, ils sont à bord. C’est le plongeon, cette fois volontaire, victorieux, vers les nuages qui, plus bas, se sont écartés, pour se serrer contre les flancs de la montagne, laissant une longue et étroite ouverture où la machine s’enfonce, plongeant vers la vallée.
Les Autrichiens, Schachinger et Willibald, ont été sauvés in extremis. Ils souffrent de graves gelures, mais, remarquablement soignés à l’hôpital de Chamonix, ils s’en tireront finalement à bon compte. Pleinement conscients de l’exploit accompli par Riéra et Rouet, ils eurent la gentillesse de leur écrire, et plus tard de leur adresser leurs vœux.
Nous les avons même vus, le croiriez-vous, revenir l’année suivante.
Eh non, leur aventure ne les avait pas guéris ! Et puis, guéris de quoi ?...
Extrait page 185
Le GREPON - 7 août 1967 - Équipage Alouette III F-ZBAS : Équipage : Christian Graviou (pilote) & Paul Rouet (mécanicien-treuilliste)
A Chamonix, les touristes, quelques montagnards qui ne sont pas en course observent le manège inaccoutumé de notre Alouette.
D’ici, on ne voit pas le câble. Seul l’hélicoptère est immobile, comme fixé au-dessus du Grépon. Tout à coup les gens s’agitent.
« Regardez l’hélico, là-haut, il y a quelque chose de pendu dessous. »
La radio confirme.
« Attention, nous commençons à tirer.
- OK. Allez-y, on l’empêche de balancer. »
Imperceptiblement, l’homme monte ; bientôt il se confond avec l’Alouette. Je sais qu’il y a encore un moment difficile : celui où Rouet va tirer le blessé à l’intérieur. Les secondes s’écoulent, interminablement, et tout à coup :
« Cordial de Dragon. Terminé, blessé à bord, nous redescendons. »
Graviou a soudain la voix plus assurée, plus grave. J’ai l’impression d’entendre son ouf de soulagement.
« Bravo, Dragon, bravo les gars ; c’est formidable ! », crie Renaud dans son poste portatif.
Pour nous c’est un événement. Certes beaucoup d’essais de treuillage ont été faits. Par les uns, par les autres ; initiatives personnelles, essais prématurés. Pour nous c’est le résultat de deux ans de patience, deux ans d’entraînement progressif. Et c’est une réussite. Le matin, au courrier, j’avais reçu l’arrêté de nomination de Graviou au grade de brigadier.
Avec les autres, nous avions convenu de ne rien lui dire avant le soir, pour lui faire arroser congrûment cette promotion. Mais les langues se délient. "Oui, oui, il a réussi, mais pour un brigadier, c’est normal !"
Maret, aussi content que les autres, va tout de même voir si le matériel a résisté à la manœuvre et revient satisfait.
Ce treuillage à 3 480 m, réussi de façon impeccable par Graviou et Rouet le 7 août 1967, ouvre une ère nouvelle du sauvetage en montagne.
Extrait page 241
La VERTE - août 1969 - Équipage Alouette III F-ZBAS : Francis Riéra (pilote) & Paul Rouet (mécanicien-treuilliste)
… Mais Pollet et Masino, ont présumé de l’état du blessé et, après lui avoir donné les premiers soins, ils ont dû renoncer à le transporter jusqu’au sommet de la Verte. Notre équipage, ne voyant rien, fait un tour et aperçoit nos sauveteurs derrière la Grande Rocheuse. Là, ils ne peuvent se poser. Pollet fait des signes. Déjà ils pensent à la même chose : il faut treuiller le blessé.
Mais pour un treuillage, il faut préparer l’hélicoptère avant de décoller. Peu de chose, lorsqu’on est au sol sur une plate-forme confortable démonter un panneau situé sous la cabine, rabattre une partie du plancher ainsi libérée. Le treuil fixé à l’extérieur entre les pales et l’habitacle est normalement encapuchonné par une bâche, attachée par des courroies, qui doit être ôtée. Nous procédons à ces préparatifs seulement lorsque nous partons pour un treuillage.
Fort des indications du groupe déjà arrivé au Couvercle, Riéra et Rouet n’ont pas prévu cette manœuvre. Ils comprennent que l’état du blessé est sérieux puisqu’il n’a pu être transporté par nos deux experts. D’autre part, ils ont pris juste la quantité de carburant nécessaire pour faire l’opération, désirant être le plus légers possible pour se poser à 4200 m. Ils se consultent et n’hésitent pas longtemps.
Riéra pose son Alouette au sommet de la Verte le plus à droite possible, ce qui laisse à Rouet un mètre à peine entre la cabine et le vide. Et Rouet descend. Se tenant aux amortisseurs, il se glisse sous la cabine, démonte le panneau inférieur, puis grimpe sur le réservoir et détache le capuchon du treuil.
Quelques minutes plus tard, le blessé est hissé à bord et rapidement descendu à l’hôpital.
C’est un nouveau record : premier treuillage à plus de 4 000 mètres par l’équipage Riéra-Rouet.
Une première aussi pour Rouet, qui devient ainsi le premier mécanicien à démonter une partie de l’hélicoptère en marche à 4200 m et de l’extérieur.
Première, record qui s’arrosent le soir, bien entendu, et dont le premier mérite est d’avoir été tentés, et réussis grâce à la liberté, à la grande initiative laissées à un équipage de montagne, libéré des contingences, des règlements, des explications à fournir. Autant de contraintes qui, dans l’esprit de ceux qui les imposent, ne diminuent pas la valeur intrinsèque, mais en fait suffisent généralement à retenir, à faire hésiter, à gêner.
L’hélicoptère, Saint-Bernard du ciel
Les Compagnons de l’Alouette par Jean-Louis LUMPERT Paul Veyret |
(Revue " La Montagne et Alpinisme" - No 4 et 5, 1973) Luc CENIZE |
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