Les gendarmes

lundi 20 avril 2020

Les gendarmes sont partout. Ils patrouillent sur nos belles routes de France pour y inspirer la peur bien connue et faire relâcher, lors des départs en vacances, la pression de pieds impatients sur des accélérateurs qui n’en peuvent mais. Ils escaladent nos montagnes, troquant le képi pour des bonnets de laine afin de dégager de situations désespérées quelque monte-en-l’air par trop imprudent. Ils s’aventurent en hélicoptères (eux aussi !), sur des Zodiac, ou des vedettes, pour tâter un peu de l’élément aérien ou maritime. On les voit aussi du côté des prisons ou des palais de justice encadrer quelque quidam et le faire monter dans un fourgon bleu.

Mais surtout, oui, surtout, ils quadrillent notre pays. Ils sont implantés, par petits groupes, jusque dans les moindres détours de nos campagnes dont ils connaissent les plus petits recoins mais aussi chaque habitant, ses habitudes, ses fréquentations... C’est une force inestimable et que nous envient bien des pays.

L’on se demandera bien sûr ce qui m’arrive tout d’un coup. Faire l’éloge du gendarme, alors que, comme tout un chacun, il m’est arrivé de céder aux tentations de la vitesse et devoir, par leur intermédiaire, contribuer, à une échelle, Dieu merci modeste, au bien-être de la finance étatique.

Mais c’est tout simplement que ces militaires un peu particuliers m’ont bien souvent tiré d’embarras au fil d’une carrière aéronautique le plus souvent nomade et pavée de tous les aléas que des vieilles mécaniques, aux humeurs aussi contrariantes que celles de la météorologie, pouvaient engendrer.

Les pannes moteurs, les avaries, les atterrissages en campagne se terminaient toujours par le recours aux gendarmes, car une de leurs grandes richesses réside en un réseau extrêmement complet de radiocommunications.

Jamais l’on n’a manqué, peu de temps après un poser sauvage et urgent, de voir arriver la fameuse fourgonnette bleue. Avec elle se dessinait déjà la solution des premiers problèmes : prévenir la base, baliser l’appareil, transporter éventuellement les équipages vers un abri.

En 1977, à la suite d’une panne en montagne, il avait fallu décider de changer le moteur sur place. C’était là une opération compliquée s’étalant sur deux jours. Il fallait apporter un portique spécial et aérotransportable fort ingénieux mais dont le montage en plein vent froid n’était pas des plus simples. Le moteur de rechange arrivait par la route, mais l’appareil en panne était bien sûr hors de portée du camion en contrebas d’un champ. La permutation devait se faire à l’aide d’un deuxième hélico qui, prenant le moteur neuf sur la plate-forme du camion, le déposait à côté du moteur cassé, puis prenait ce dernier, toujours en charge suspendue, afin de le poser aussi doucement que possible sur la plate-forme étroite. En montagne, c’était un bel exercice de pilotage ne pouvant se faire, pour des raisons de poids, qu’avec des réservoirs presque à sec.

Le travail était donc acharné, minutieux et la tension était perceptible. Mais les deux gendarmes du village voisin, par les moyens radio et téléphoniques desquels toute l’opération avait pu être montée ne s’en étaient pas tenus à cette aide somme toute normale. Ils avaient improvisé avec l’aide des villageois une sorte de chaîne de solidarité alimentaire et morale, nous apportant à la fois des paniers garnis de succulences locales mais encore la joie de plaisanteries ou d’encouragements pimentés de l’accent ensoleillé des Alpes de Provence. Le travail fut dur mais ce fut une fête aussi, et les délais furent respectés.

Une autre fois, un peu plus tard, la flottille rentrait de Mende sur Saint-Mandrier après trois semaines d’exercices en nomadisation avec les commandos Marine. Le patron du Groufumaco [Groupement de fusiliers marins commandos] avait prévu de faire rentrer tous ses véhicules par voie ferrée la veille de notre retour. Par bonheur j’avais pu le convaincre de maintenir au moins un ou deux camions à Mende jusqu’à ce qu’il reçoive l’annonce de notre arrivée à Nîmes, notre première étape. La météo n’était pas bonne mais elle ne pouvait que s’aggraver. J’avais profité d’une éclaircie pour ordonner le décollage de nos neuf appareils, espérant pouvoir nous extraire des hauteurs sombres et menaçantes avant l’arrivée d’une solide perturbation.

Las, la chance n’était pas de notre côté. Après quarante minutes de vol dans des conditions de plus en plus difficiles, un mur noir nous barra soudain la route. Un rideau épais tombé du ciel et enveloppant tout le relief dans les tourments d’une pluie diluvienne. La formation était déjà très resserrée et j’eus juste le temps de choisir le sommet allongé d’une colline perpendiculaire à notre cap et d’y faire poser les neuf appareils en ligne de front avant qu’une véritable mousson nous écrasât de son poids liquide.

Dans mon esprit, il s’agissait d’un grain, violent certes, mais d’un grain. Et après avoir coupé les moteurs, il ne restait plus qu’à attendre l’embellie. Les équipages restaient sanglés. Pas question d’ailleurs de se hasarder à l’extérieur. Mais les minutes passèrent, puis les heures. Il était déjà quatre heures de l’après-midi. Nul ne disait mot. Nous étions tous fascinés et angoissés par l’ampleur inhabituelle du phénomène.

Je réalisai soudain que cela risquait de durer longtemps... jusqu’à la nuit. Et nous étions là comme les rescapés de l’arche, posés sur des sommets dégoulinants, isolés totalement dans les hauteurs des Cévennes. Une heure encore, je commençai à discuter avec mon second, le lieutenant de vaisseau Aury, venu me rejoindre, des actions à envisager.

Il y avait les appareils. Il fallait les "camper" bien sûr, les attacher au sol, les recouvrir des bâches que nous emportions toujours avec nous. Cela était possible et prendrait du temps. Mais une fois la décision prise, plus question de changer d’avis et d’essayer de profiter d’une embellie de dernière minute.

Il y avait les hommes surtout. Nous étions près de soixante-dix... Où trouver un abri et de la nourriture ?

La nuit n’allait pas tarder à tomber et je préférais ne pas penser aux grognements de la troupe.

C’était le moment de dévoiler la carte dont seuls le second et moi-même connaissions la couleur : les deux camions des commandos qui, à plus de cent kilomètres de là, sur le terrain d’aviation de Mende où le Groufumaco avait établi son PC, attendaient un message de Nîmes pour prendre la route en direction de Lorient.

Eh bien, la route, ils allaient la prendre, mais pas pour la Bretagne ! Encore fallait-il joindre le PC.

 « Bon, dis-je au lieutenant de vaisseau Aury, tu vas faire camper les taxis. On a juste le temps avant la tombée de la nuit. Moi je vais courir jusqu’au petit hameau qu’on a repéré tout à l’heure. Il doit être à un ou deux kilomètres. Espérons qu’il y a du monde et, surtout, le téléphone ! »

J’avais à peine fait quelques dizaines de mètres que l’eau s’infiltrait déjà au travers de mes sous-vêtements. Dans quel état seraient les hommes après avoir campé les appareils ? Je ne l’imaginais que trop facilement : si une tenue de combat est trempée au bout de quelques minutes, que sera-ce au bout d’une heure ?

Je dénichai enfin une fermette dans un creux de relief et, Dieu merci, la porte s’ouvrit assez vite sur un visage buriné et inquiet. Je racontais à ce brave paysan, tout juste crédule, ce que j’attendais de lui : un abri provisoire pour soixante-dix personnes et le prêt de son téléphone.

 « Pour le téléphone, y a pas de problème, en principe, si le grain a pas mis la ligne par terre. Mais pour l’abri c’est une aut’paire de manche ! Y a bien la chapelle, là-bas, mais c’est l’instituteur qui a la clé. Il habite dans cette maison, là, vous voyez ? »

Je voyais. Encore un petit crapahut en perspective ! Mais le téléphone d’abord. Là, il fallait la foi du charbonnier. Nous étions dimanche et j’allais raconter au premier gendarme de service que je pourrais contacter une histoire un peu difficile à avaler. Mais, cette foi, mes expériences précédentes me l’avaient donnée.

 « Allô ? La gendarmerie de Villefort ? Ah ! Et bien voilà. Je suis officier de Marine et commande une flottille d’hélicoptères d’assaut. Nous sommes coincés par le mauvais temps sur les hauteurs de ... et vous téléphone de la ferme des ... Il y a soixante-dix personnes à évacuer et je vous demande de m’envoyer aussitôt que possible une voiture radio. Après je me débrouillerai... »

Je dus bien entendu répéter une seconde fois, mais obtins après quelques instants de silence une réponse favorable. L’on convint d’un rendez-vous devant la chapelle.

Pendant les 45 mn d’attente, cette modeste chapelle fut envahie par une horde d’êtres dégoulinants, couverts de cirés verts et faisant avec leurs rangers des bruits de clapotis qui en disaient long sur l’étanchéité du matériel de l’intendance. Les sacs à dos recrachaient de toute part l’eau reçue pendant la marche de repli. Nous étions des marins : c’était un naufrage !

Les officiers, les officiers mariniers, les matelots, tous guettaient du coin de l’œil la tête du pacha et se demandaient comment j’allais nous sortir de ce fichu pétrin. Il n’y avait pas d’hostilité, car la flottille en avait vu d’autres, mais seulement le petit zeste de curiosité goguenarde qui mettait mon amour-propre en jeu.

Il y avait une chaire, je l’escaladai prudemment. Aussitôt un cantique très peu catholique sortit des gorges tandis que des rires éclataient. Il en fallait décidément plus pour abattre ces gaillards, et j’appréciais diablement que les choses fussent prises avec tant d’humour.

Après quelques phrases d’introduction dites sur un ton ecclésiastique et destinées à me mettre au diapason, je résumai la situation et annonçai que tout serai résolu, ou presque, pourvu que les gendarmes tinssent parole et m’envoient le véhicule radio promis. Il n’y avait plus qu’à attendre.

D’autres cantiques improvisés s’élevèrent alors où la maréchaussée fut associée à un bon nombre de saints !

Mais en fin de compte l’on vit arriver, lentement, prudemment mais sûrement, un gyrophare bleu dont les éclats donnaient aux trombes d’eau des reflets de catastrophe.

L’estafette tant espérée semblait venir d’une autre planète, mais le gendarme qui en descendit avait un bon accent de chez nous. J’en fus tout réconforté. Nous nous enfermâmes dans le véhicule pendant plus d’une demi-heure, accrochés à la radio d’où viendrait la solution.

Par l’intermédiaire de la gendarmerie de Villefort et de son téléphone, nous pûmes faire le tour des possibilités du coin. Ce furent des interviews brouillés par les craquements d’éclairs mais l’on pût contacter le maire de Villefort, le directeur de l’école, le restaurateur, l’épicier... Hélas, ce dimanche-là offrait bien peu de possibilités. En fin de compte, j’obtins de pouvoir utiliser la salle des fêtes où il nous faudrait dormir à même le sol, faute de lits. Pour la nourriture, il faudrait se débrouiller, au moins pour cette nuit. La même radio me permit d’entrer en contact avec le PC de campagne des commandos Marine et je pus enfin demander que l’on nous envoie les deux camions ainsi qu’une bonne quantité de rations de combat.

Trois heures plus tard, précédés de notre estafette gendarmique, nous faisions irruption dans un Villefort endormi et balayé par des rafales liquides. La salle des fêtes nous parut un palais... L’enseigne de vaisseau Oliveau décida que les officiers occuperaient l’estrade, histoire de prendre de la hauteur, mais surtout d’être à portée des interrupteurs électriques afin de mieux contrôler la situation. Sage précaution tactique vis-à-vis de nos chahuteurs.

La salle s’endormit rapidement.

Vers une heure du matin, une jeep arriva de Mende. Le chef Ops des commandos venait se rendre compte de la situation. Il observa les alignements de duvets humides, écouta quelques instants les ronflements que, loin de leurs épouses, les militaires ne retiennent enfin plus, constata que la situation était "en mains", puis s’en retourna à Mende d’où il envoya un message à notre amiral pour signaler que nous étions hébergés "dans des conditions précaires mais sûres".

Il plut en trombes pendant trois jours encore. Ceux qui avaient quelques effets secs allaient acheter des provisions auprès des commerçants intrigués par cette recrudescence d’achats hors saison touristique. Les autres restaient en sous-vêtements dans cette salle des fêtes transformée en campement. Les tenues de combat défilaient sans grand succès devant une pauvre flamme allumée dans l’espoir de les sécher.

Les soirées furent homériques. Cette flottille avait tant l’habitude de la précarité et des situations de bout du monde qu’elle portait en elle-même la source de ses distractions. Les talents étaient nombreux : chanteurs, conteurs, imitateurs...

Elle possédait une réserve d’humour qui n’avait d’égale que sa capacité de grogne, la première l’emportant toujours, en fin de compte, sur la seconde. Les sacs à dos cachaient souvent la poêle de camping, les champignons ou les petits oignons qui amélioreraient la triste ration de combat. Il y avait souvent une guitare ou deux, protégées par un vieux duvet. À force de nomadiser, l’on devient un peu romanichel...

L’ambiance, grâce à tous ces ingrédients, demeura excellente.

Puis l’embellie arriva enfin. L’ingénieur de la flottille partit à l’aube avec une petite équipe pour remettre en état de marche les moteurs inondés. Il emportait des croissants frais pour les deux matelots volontaires que l’on avait laissés auprès des appareils pour les garder.

Le lieutenant de vaisseau Garnier avait plus d’un tour dans son sac. Il avait repéré, dans le hameau où nous nous étions réfugiés le premier jour, un four à pain désaffecté. Il put rapidement le remettre en état et y faire sécher, l’un après l’autre, les fils des bougies de nos moteurs. Neuf moteurs comportant chacun neuf cylindres en étoile...

Quelques heures plus tard, tous les appareils décollaient et regagnaient, en fin de journée, la chère base de Saint-Mandrier. Je suis en train de me rappeler tous ces événements en cette journée grisâtre de février 1978.

Une fois encore la flottille rentre vers sa base après un tour de France de près d’un mois. Il y a eu la Bretagne d’abord, où l’on s’est entraîné avec la 9ème Division d’Infanterie de Marine, puis il y eut le camp de Sissonne dans l’Est, avec son sol gelé, ses baraquements austères, et ses brouillards matinaux. Maintenant les hommes sont fatigués. Ils ont eu leur dose de nomadisation hivernale. Ils savourent l’idée de retrouver ce soir leurs femmes, leurs enfants, la tiédeur d’une maison normale avec des carreaux aux fenêtres et des radiateurs qui marchent, le plaisir simple d’enfiler un Jean et un polo coloré. Plus de kaki !

Ce sont toujours les mêmes, ces hommes ! Des fanas de la 33 qui y reviennent, tôt ou tard, si d’aventure la Direction du personnel les a écartés, pendant deux ou trois années, de cette vie marginale. Ce sont des pilotes accrocheurs ; ce sont des mécaniciens de premier brin, tenaces et débrouillards que la graisse et les intempéries ne rebutent jamais, de ces grognards bons vivants qu’on aime parce qu’ils sont d’un dévouement et d’une efficacité admirable.

Ce matin encore il y a eu une "alarme limaille" sur un appareil et des problèmes d’allumage sur un autre. Que de doigts gourds plongés dans ces gros, moteurs ! Mais les huit HSS sont tous là maintenant, en file indienne, par vagues de quatre.

Au nord de Lyon le temps était froid mais sec. Depuis Lyon tout se gâte. Les météos de l’aéroport nous l’avaient prédit. Mais c’est toujours pareil. Il y a souvent un décalage entre la prévision et la réalité. Un petit décalage tant de fois vérifié... et exploité qui vous permet de passer avant que..., et qui vous épargne un ou plusieurs jours de retard.

Alors on va toujours tâter le terrain.

Je suis en tête avec les "Caiman Rouge". Fredo est un peu plus loin derrière avec les "Bleu". Fredo n’est autre que le lieutenant de vaisseau Paillard, le second de la flottille, qui me succédera bientôt à son commandement. Il a assuré la direction de ce détachement pendant les deux premières semaines, pendant que je passai l’oral du concours d’entrée à l’École supérieure de guerre navale. Malicieux et informé avant moi de l’issue heureuse de cet oral, dont la phase ultime avait été l’entretien avec un jury présidé par l’amiral Lacoste (oui, c’est le même !), Fredo avait choisi son moment pour m’annoncer la nouvelle : l’heure de l’apéritif, au mess du camp de Sissonne. C’est avec une grande joie mêlée d’émotion que j’offrai alors une tournée générale.

Fredo est un ancien de la 33. Il connaît le métier. Au Tchad nous avions fait équipage ensemble un bon nombre de fois et tout particulièrement lors de l’assaut sur Mayouga. Une vieille complicité nous lie depuis cette époque. Il avait quelque temps délaissé la flottille pour effectuer plusieurs tours du monde avec la section Alouette de la Jeanne-d’Arc. Mais aujourd’hui le ciel est moins clément qu’aux Antilles et, bien que dans des appareils distincts, nos préoccupations se ressemblent étrangement. Je sens très pesamment les responsabilités du commandement. D’un jugement instantané peut surgir la réussite, l’échec, ou peut-être le drame.

Le temps se détériore encore. Toutes mes expériences précédentes se confrontent. L’épisode de la remontée de l’Angleterre hante mon esprit, mais aussi celui de notre retour de Mende. Les vols en Norvège m’avaient donné une certaine assurance dans les paysages neigeux.

Les cellules de ce type d’hélicoptères ne givrent pas : les pales et les têtes rotor vibrent trop pour que la neige ou la glace s’y accumule. Les moteurs à piston ont un avantage sur les turbines : ils ne peuvent s’arrêter par absorption de glace. Le danger, croissant, reste donc la visibilité.

Je pense aux hommes, à leurs familles qui attendent déjà. Dois-je encore essayer de passer ?

Nous avons difficilement franchi le travers de Vienne. Devant nous le Vercors, sur notre gauche, et la bordure orientale du Massif central, sur notre droite, resserrent progressivement leur étau sur le Rhône. Il ne restera bientôt qu’un goulet aéronautiquement étroit où s’engouffre la neige venue du nord. Si l’on ne passe pas Montélimar dans des conditions suffisamment bonnes, la suite ne peut être que désastreuse.

 « Caïman leader de bleu leader, on ne voit plus grand chose derrière. Tout est blanc. On ne distingue que très difficilement le rotating de l’appareil qui est devant. »

C’est Fredo. C’est laconique et précis. C’est un solide appel du pied. Il faut se poser sans délai. Il faut trouver un endroit pour cela.

 « Les "bleu", collez-vous aux "rouge". Formation de manœuvre serrée pour l’ensemble.  »

J’essaie de gagner du temps. Je cherche un champ capable de nous accueillir tous car, avec l’épaisseur de neige qu’il doit y avoir au sol, il sera difficile de se déplacer ; un champ pas trop loin d’un village capable de nous héberger. Il est de toutes façons trop tard pour faire demi-tour et rejoindre une base ou un aéroport organisé.

Le sol est uniformément blanc. Les routes, les voies ferrées se sont dissoutes dans un étrange paysage

 « On va y avoir droit ! »

C’est Fredo à nouveau. Sa voix un peu râpeuse est bien reconnaissable. Lui seul d’ailleurs peut se permettre un tel raccourci dans la procédure radio. Ce doit être réellement intenable derrière.

J’avise sur la droite un terrain entouré de sapins. Juste en dessous de nous un petit village semble prometteur. Entre les deux il ne doit pas y avoir plus de cinq cents mètres à vol d’oiseau. C’est le moment ou jamais !

 « DZ à trois heures. Poser en deux lignes de front, les leaders à droite. Pas de stationnaire. »

La flottille est très entraînée aux posers de groupe. La formation s’incurve instantanément sur la droite. Les deux vagues se déploient sur la gauche de leur leader respectif. Les huit appareils disparaissent dans la neige soufflée par les rotors.

 « De "bleu 4" tous les appareils posés. »

L’étau qui serrait ma poitrine relâche enfin son étreinte.

Un silence profond s’établit. Un à un les passagers, les mécaniciens, les pilotes s’extirpent des appareils, étirent leurs membres engourdis par le froid, l’immobilité, la tension.

Fredo s’approche, mi-figue mi-raisin.

 « Le bled qui est à côté doit s’appeler Les Reys-de-Saulce, lui dis-je. Il a l’air assez important pour avoir un hôtel. Il ne doit pas y avoir plus de cinq cents mètres à faire. Je vais aller voir pendant que tu fais camper les taxis. »
 « J’ai bien peur qu’il y ait un peu plus que cinq cents mètres, me répond-il, il m’a semblé qu’on franchissait l’autoroute pendant le dernier virage. »

Je reste interdit. Ce serait tellement stupide. Mais à bien voir maintenant on peut deviner le talus rectiligne qui nous surplombe de loin du côté de l’est. Il faut se rendre à l’évidence. L’autoroute n’était pas visible ou pas vraiment parce que recouverte de neige. Combien faut-il faire de kilomètres, alors pour pouvoir la franchir et atteindre Les Reys ? La lecture détaillée de la carte apporte la réponse : plus de sept kilomètres.

 « Il est urgent d’attendre, Fredo. Campons pour la nuit et ce sera bien le diable si un véhicule ne passe pas sur la petite route qui borde le bois. Pour peu que ce soient des gendarmes, ils nous sortiront bien de là. »

Dix minutes passent, pas plus. Un gyrophare bleu s’approche alors éclaboussant les flocons de neige.

La gendarmerie veillait ! L’estafette se range sur le bord du chemin. Je m’avance.

 « Bonjour. On est de la Marine. Plus moyen de voler avec ce temps pourri. Il va falloir passer la nuit ici. Nous sommes cinquante-deux. Vous avez une idée sur un endroit qui pourrait nous accueillir ? »

Le scénario de Villefort se déroule à nouveau : échanges radio, discussions. L’évacuation s’organise cependant que la nuit tombe sur un paysage de Grand Nord.

Une heure après, grâce à l’efficacité d’un brigadier et d’un maréchal des logis, deux camions militaires venus de Montélimar nous déposent devant l’hôtel Clutier aux Reys-de-Saulce. L’hôtel n’est pas très grand mais en partageant les lits, tout le monde trouvera une place.

L’ambiance est chaleureuse. Il fait bon. Les plaisanteries fusent... Les gendarmes s’esquivent.

Une heure plus tard, nous sommes à table. Le dîner nous a réconfortés. On se sent bien, détendus. Tout se termine pour le mieux en fin de compte.

Soudain, notre brigadier de gendarmerie réapparaît. Il tient dans ses bras une énorme machine à écrire.

 « Alors, commandant, ça va mieux ? Vous avez fini de dîner ? »
 « Tout est parfait, brigadier, merci encore pour votre coup de main. Mais pourquoi cette machine ? »
 « Ah mais ! Commandant, c’est qu’il y a des formalités ! Pouvez-vous nous rejoindre quand vous aurez complètement terminé votre repas ? »

Je commence à trouver cela bizarre, mais termine, sans trop m’émouvoir, un dessert bien agréable.

Je me dirige alors vers une petite salle du fond. Le brigadier et son adjoint sont là, devant la machine à écrire. Ils me font signe de prendre la chaise qui se trouve en face d’eux. Je m’assieds, perplexe.

 « Bien, commandant. Pouvez-vous nous montrer votre carte d’identité ? »

La question me prend de court. En fait, je n’ai aucun papier sur moi. Depuis quinze jours je suis en tenue de combat, et vole sur des appareils militaires. C’est comme si je demandais à ce gendarme s’il est bien gendarme !

 « Non je n’ai rien. Écoutez je commande tous ces hommes qui sont là. J’ai huit hélicoptères immatriculés et décorés de la cocarde tricolore de l’Aéronautique navale, je... »
 « À propos, pouvez-vous nous montrer votre permis de conduire ces hélicos ? »

Là, je ne ris plus du tout. Ça devient ridicule. J’ai l’impression d’être mis en accusation !

 « Euh, non. Ça n’existe pas. Dans le civil cela s’appelle une licence. Et il y a effectivement un livret que l’on peut montrer. Mais nous, les militaires, nous n’avons rien d’autre qu’une qualification mentionnée quelque part dans des documents administratifs qui restent dans les bureaux.  »
 « Bon, pouvez-vous au moins nous montrer les papiers des hélicos. »

Je sens que je vais commettre l’irréparable. Dire quelque chose de tout à fait impardonnable. Mais, eu égard à tous les services antérieurs que m’a rendu la maréchaussée, y compris ceux de cette mémorable journée, j’essaie de répondre le plus calmement possible.

 « Écoutez, à quoi jouez-vous ? Je n’ai pas de papiers pour ces appareils. Ça n’existe pas. Ou si ça existe, c’est très volumineux et on ne les emporte jamais. Tout ce que l’on a est de caractère technique et se trouve dans les hélicos ! »
 « Pouvez-vous nous donner l’identité de ces messieurs ? »

L’affaire va décidément prendre mauvaise tournure.

 « Non je ne vais pas le faire ! Je me porte garant de l’authenticité de leur état de militaires français. Maintenant si vous voulez me passer les menottes, faites-le, vous m’expliquerez plus tard. Mais avant, je vous conseille de téléphoner à la Préfecture maritime de Toulon, ou à l’État-major de l’amiral commandant l’aviation embarquée. J’y suis honorablement connu... »

Le brigadier se détend un peu, allonge les jambes sous la table, fait craquer les jointures de ses doigts. Il sourit enfin.

 « Faut pas vous fâcher, commandant. Je vous crois bien, et vous avez vu qu’on vous aidait volontiers. Mais en repassant à la brigade, on a eu comme un doute, et puis on a consulté les règlements. Ils sont formels : tout aéronef atterrissant en campagne est susceptible d’appartenir à une puissance étrangère ou à des trafiquants. Il doit donc faire l’objet d’une enquête de notre part. Alors vous vous rendez compte, huit hélicos, comme ça, qui tombent du ciel sans crier gare... Bon, enfin ça va comme ça, mais tout de même c’est curieux que vous traversiez la France sans papier. Hein ? »
 « Tout compte fait, je vous comprends, brigadier, et je me demande encore comment j’ai pu voler depuis plus de douze années en France sans que l’on me fasse remarquer cette grave lacune ! »
 « Bon, l’incident est terminé, je vais simplement prendre votre déposition et faire un rapport pour votre autorité militaire.  »

La machine cliquette donc encore un bon moment avant que je puisse rejoindre la salle à manger où tous les regards convergent alors vers moi. Un premier maître me demande en souriant :

 « Alors, commandant, ils vous laissent en liberté ? »

Le lendemain la neige a cessé. Il est tombé plus d’un mètre mais nous parvenons cependant à débarrasser les appareils de leur revêtement immaculé. Quelques heures plus tard nous atterrissons à Saint-Mandrier.

En juillet, l’amiral commandant l’aviation embarquée me recevra et concluera sur mon commandement en ces termes :

 « Ce qui est bien avec votre fichue 33F, c’est que l’on sait d’après nos plannings quand elle part, rarement quand elle revient et que je n’ai comme "feed back" de ses activités que des lettres aimables de quelques généraux ou des rapports assez surprenants de la gendarmerie... »

En 1987, je pense encore à cette omniprésence de la maréchaussée, à la force incontournable de sa procédure, mais aussi à son dévouement...

Ah ! Dernière minute : un petit avion de tourisme piloté par un jeune Allemand de l’Ouest vient de se poser sur la place du Kremlin après avoir franchi la frontière et survolé le territoire soviétique sans être inquiété !

Michel HEGER

Extrait de "Une ancre et des ailes" (Éd : Éditions du Pen-Duick et Ouest-France - 1989) Source

Un message, un commentaire ?

modération a priori

Attention, votre message n’apparaîtra qu’après avoir été relu et approuvé.

Qui êtes-vous ?
Ajoutez votre commentaire ici

Ce champ accepte les raccourcis SPIP {{gras}} {italique} -*liste [texte->url] <quote> <code> et le code HTML <q> <del> <ins>. Pour créer des paragraphes, laissez simplement des lignes vides.